L’empreinte eau du numérique reste largement sous-estimée dans le débat public. Longtemps centrées sur l’empreinte carbone, les organisations découvrent progressivement un autre versant de leurs impacts environnementaux : la pression exercée par les technologies numériques sur les ressources hydriques. De la fabrication des semi-conducteurs au refroidissement des centres de données, le numérique mobilise d’importants volumes d’eau douce. Dans un contexte de stress hydrique croissant, cette réalité impose d’élargir notre regard et d’intégrer la sobriété hydrique dans la conception et le pilotage des infrastructures numériques.
Pourquoi l’empreinte eau du numérique devient un enjeu critique ?
L’empreinte hydrique d’un service numérique correspond au volume total d’eau douce utilisé tout au long de son cycle de vie. Contrairement à l’empreinte carbone, adossée à des méthodologies stabilisées, la mesure de l’empreinte eau demeure peu normalisée. Pourtant, elle révèle une réalité essentielle : un service numérique peut être peu émetteur de CO₂ tout en exerçant une forte pression sur les ressources hydriques locales.
Les projections confirment cette dynamique. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que la consommation d’eau des centres de données atteindra 1,2 milliard de mètres cubes d’ici 2030, contre environ 560 millions de mètres cubes en 2023 un volume équivalant à la consommation annuelle d’une agglomération de 7,5 millions d’habitants, soit l’ordre de grandeur d’une région comme Auvergne-Rhône-Alpes. L’industrie mondiale des semi-conducteurs, qui alimente notamment les secteurs automobile, télécoms et IA, a pour sa part mobilisé près d’un milliard de mètres cubes d’eau en 2021. Et les plus grands centres de données peuvent consommer jusqu’à 19 millions de litres d’eau par jour, soit la consommation quotidienne d’une ville de 10 000 à 50 000 habitants ou près de 7 milliards de litres par an.
Selon S&P Global, cette pression devrait s’intensifier : d’ici 2050, près de 45 % des 9 000 centres de données étudiés seront exposés à un risque de stress hydrique élevé. Cette tendance se confirme au niveau national.
L’ARCEP observe une progression simultanée des trois impacts environnementaux des centres de données émissions de CO₂, consommation électrique et volumes d’eau prélevés avec une hausse particulièrement marquée de la ressource en eau. L’eau devient ainsi un facteur de tension stratégique : pour la continuité des services numériques, la compétitivité des infrastructures, et la résilience des territoires.

Source : ARCEP, État de l’Internet en France, 2023.
Où se situe réellement l’impact du numérique sur l’eau ? Une analyse cycle de vie indispensable
Avant de parler de mesure ou d’indicateurs, il faut comprendre où et comment le numérique mobilise l’eau. Une approche cycle de vie est indispensable pour appréhender correctement l’empreinte hydrique d’un service ou d’un équipement.
La fabrication : le cœur de l’impact hydrique
La fabrication des équipements numériques représente de loin la principale source de consommation d’eau. La production d’un microprocesseur nécessite plusieurs milliers de litres d’eau ultrapure. Cette eau, indispensable au nettoyage des tranches de silicium, est elle-même très consommatrice : environ 6 000 litres d’eau potable sont nécessaires pour produire 4 000 litres d’eau ultrapure.
Une usine moyenne de semi-conducteurs consomme environ 40 millions de litres d’eau ultrapure par jour. Certains sites, comme l’usine TSMC à Taïwan, dépassent les 150 000 m³ quotidiens en période de pleine production. Cela signifie qu’une simple puce installée dans un data center a déjà mobilisé des milliers de litres d’eau avant même d’arriver sur site.
L’utilisation : refroidissement et production d’électricité
Pendant l’usage, deux postes principaux mobilisent l’eau : le refroidissement des data centers et la production d’électricité.
Les data centers consomment entre 100 000 et 500 000 m³ d’eau par an pour le refroidissement, selon la technologie employée. Les sites les plus imposants peuvent atteindre jusqu’à 19 millions de litres d’eau par jour. La production d’électricité constitue un autre poste majeur : les centrales thermiques – charbon, gaz, nucléaire utilisent de l’eau pour le refroidissement. Selon le mix énergétique local, cette eau indirecte peut représenter une part significative, voire majoritaire, de l’empreinte hydrique d’un service numérique.
Fin de vie : un impact plus modéré mais réel
La phase de fin de vie, incluant le recyclage des métaux et composants, mobilise elle aussi de l’eau, même si son impact reste moindre comparé à la fabrication et à l’usage.
Hiérarchie des impacts sur le cycle de vie
Fabrication > Refroidissement > Production électrique > Fin de vie
Cette hiérarchie permet de déconstruire une idée reçue : si le refroidissement est la principale source opérationnelle de consommation d’eau, ce n’est pas la principale source au global. La fabrication, largement invisible, domine très largement l’empreinte hydrique du numérique.
Comment évalue-t-on les besoins en eau du numérique ?
L’ACV : la méthode de référence
L’Analyse de Cycle de Vie (ACV) est aujourd’hui l’outil le plus robuste pour évaluer l’empreinte hydrique du numérique. Elle permet de quantifier les flux d’eau consommée ou prélevée à chaque étape du cycle de vie, en intégrant le contexte géographique via des indicateurs de stress hydrique.
La méthode AWARE, utilisée dans certaines ACV, pondère l’impact d’un litre d’eau prélevé en fonction de la rareté locale. Un litre prélevé en Finlande n’a pas le même impact environnemental qu’un litre prélevé à Taïwan : la méthode AWARE permet de refléter ce différentiel.
Autres outils complémentaires
Des indicateurs sectoriels complètent l’ACV :
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- le WUE (Water Usage Effectiveness), exprimant les litres d’eau consommés par kWh informatique (moyenne à 1,9 L/kWh)
- le Water Footprint (WF), mesurant le volume total d’eau consommée sur l’ensemble du cycle de vie
- les données opérationnelles issues des rapports RSE, parfois approximatives mais utiles pour suivre des tendances.
Limites actuelles de la mesure
Il faut garder en tête que l’eau du numérique est encore mal mesurée. Les fabricants de semi-conducteurs communiquent peu sur leurs consommations hydriques, rendant difficile l’analyse amont. Les indicateurs sectoriels se concentrent souvent sur la phase d’usage, occultant les impacts majoritaires de la fabrication. Contrairement au carbone, l’empreinte eau reste peu standardisée, mais elle offre une vision plus complète des impacts environnementaux du numérique.
Refroidissement des data centers : arbitrer entre sobriété énergétique et sobriété hydrique
Le refroidissement est souvent présenté comme la principale source de consommation d’eau des data centers. En réalité, il s’agit de la principale source opérationnelle, mais pas de la source principale du cycle de vie.
Trois grandes technologies existent :
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- Le refroidissement par air, peu consommateur d’eau, mais davantage énergivore, reposant sur la ventilation et le free cooling.
- Le refroidissement par eau, très efficace thermiquement mais fortement consommateur d’eau, notamment via l’évaporation dans les tours de refroidissement (environ 80 % de l’eau utilisée).
- Les solutions hybrides ou adiabatiques, qui cherchent un compromis eau/énergie selon le climat local.
Au niveau des serveurs, les groupes frigorifiques assurent le maintien de températures optimales pour éviter la surchauffe des puces. Le refroidissement peut être assuré par air ou par liquide. Le refroidissement liquide direct sur puce (direct-to-chip) et le refroidissement par immersion deviennent progressivement des solutions crédibles pour limiter la consommation d’eau tout en répondant aux besoins croissants liés à l’IA.
Derrière ces choix se cache un arbitrage structurant : un système très économe en énergie consomme souvent davantage d’eau, et inversement. C’est tout l’enjeu de la sobriété hydrique intégrée à la conception.
Des tendances fortes émergent : recours à l’eau non potable ou recyclée, déploiement de systèmes fermés pour réduire les pertes, implantation stratégique des data centers dans des zones moins exposées au stress hydrique, ou encore développement des technologies d’immersion.
Un sujet désormais repris par la presse, avec IJO en première ligne
Ce sujet dépasse aujourd’hui les milieux spécialisés pour entrer pleinement dans l’espace public. Lors du Green Tech Forum 2025, les analyses de Hajar Achaaban, consultante numérique responsable chez IJO, ont été reprises par la presse.
Dans son article « L’eau, la goutte qui fait déborder le cloud », la journaliste Fiona Slous rappelle que produire un microprocesseur nécessite plusieurs milliers de litres d’eau ultrapure ; que l’usine TSMC atteint 150 000 m³ d’eau consommée par jour ; que refroidir un kilowattheure nucléaire mobilise environ deux litres d’eau ; et que les tours évaporatives des data centers peuvent perdre jusqu’à 80 % de l’eau utilisée.
Elle souligne que l’eau n’est plus seulement un sujet environnemental mais un enjeu opérationnel critique. Les critères hydriques pourraient entrer dans les futurs appels d’offres cloud, à l’image du PUE une décennie plus tôt. Ces analyses viennent renforcer le constat porté par IJO : l’eau devient un élément structurant des arbitrages technologiques, réglementaires et économiques du numérique.
Le regard d’IJO : comment les organisations se saisissent de l’empreinte eau
Chez IJO, nous observons depuis 2023-2024 une montée en puissance des demandes liées à l’empreinte eau. Ce sont souvent des organisations déjà matures sur le carbone, souhaitant élargir leur vision vers une approche multicritères incluant l’eau, les ressources abiotiques ou la biodiversité.
Le passage du carbone à une approche multicritères reste complexe : les outils, référentiels et données ne sont pas les mêmes. Les données hydriques sont difficiles à collecter, surtout en phase de fabrication. Les données opérationnelles sont parfois incomplètes.
Notre rôle consiste à accompagner les organisations dans la définition d’un cadre méthodologique adapté à leurs enjeux : choix des bons indicateurs, évaluation réaliste des impacts significatifs, intégration de l’eau dans la gouvernance numérique, les choix d’architecture, la conception des infrastructures ou les politiques d’achat IT.
Vers une stratégie numérique responsable intégrant pleinement la sobriété hydrique
La sobriété hydrique doit désormais être considérée comme un pilier du numérique responsable. Les organisations peuvent agir à plusieurs niveaux : utilisation d’eau non potable ou recyclée, déploiement de systèmes fermés, meilleure implantation géographique des infrastructures, diversification du mix énergétique ou adoption de solutions innovantes comme le refroidissement par immersion.
Au-delà des leviers techniques, l’enjeu est culturel : intégrer la ressource en eau dans les arbitrages numériques au même titre que le carbone ou l’énergie. La montée en puissance de ce sujet montre que la transition numérique ne peut plus être pensée sous un seul prisme, mais dans une vision véritablement multicritères.
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FAQ
Qu’est-ce que l’empreinte eau du numérique ?
C’est le volume d’eau douce mobilisé sur l’ensemble du cycle de vie des équipements et services numériques, de la fabrication des semi-conducteurs à leur fin de vie.
Quel poste consomme le plus d’eau ?
La fabrication des semi-conducteurs, très largement, bien avant le refroidissement ou la production électrique.
Comment mesure-t-on l’empreinte hydrique ?
Principalement via l’Analyse de Cycle de Vie (ACV), complétée par des indicateurs comme le WUE. L’impact dépend fortement du stress hydrique local.
Les organisations s’y intéressent-elles vraiment ?
Oui. Chez IJO, nous constatons une hausse rapide des demandes d’accompagnement sur l’empreinte eau, portée par des entreprises qui souhaitent dépasser une vision strictement carbone pour adopter une stratégie multicritères.